«Il y a quelques années, en province, des amis m'amenèrent dans un écomusée, un de ces villages d'autrefois reconstitués qui se voient un peu partout en Europe. Dans ce faux village, à ma surprise, je retrouvais soudain tous les éléments qui avaient composé mon enfance. J'avais à peine soixante ans, mon enfance était au musée et des touristes venaient la visiter. Frappé par l'extrême rapidité du changement, que moi-même je n'avais pas ressenti mais qui semblait intéresser les autres, je me mis à rechercher des images de cette enfance, des modes de vie, des scènes, des personnages de naguère, et à les mettre par écrit. A chaque chapitre, je me rendais compte de l'incroyable bouleversement – à la fois dans les manières de vivre et dans les idées - que la Deuxième Guerre mondiale a provoqué, tout au moins pour quelqu'un de ma génération, qui a passé son enfance dans un petit village. Je réalisais pour la première fois la quantité étonnante de choses que l'on m'avait apprises et qui plus tard ne m'ont servi à rien. Car, né dans une culture, j'ai vécu dans une autre. De là mille questions, sur les ruptures, les accélérations, les oublis, les regrets parfois, les passages, les inquiétudes. Sur ce qui nous fait, ce qui nous défait. Sur ce que nous avons perdu, sur ce qui nous reste. Le vin bourru était le premier vin que l'on goûtait, au début de novembre. Il était différent d'une cave à l'autre. Il conservait un duvet, une bourre, quelque chose d'inachevé, de provisoire, comme si le vin nouveau se protégeait encore contre les agressions du monde. C'est en souvenir de ce vin bourru, et du petit garçon qui le goûtait parfois du bout des lèvres, que ce livre est écrit.»
Jean-Claude Carriere